« Encore
une fois : les mots ont l’intention qu’on souhaite leur
donner. S’ils veulent trouver de l’antisémitisme dans cette
pièce en sortant les propos de leur contexte, sans prendre en compte
l’intégralité du texte, la façon de jouer et la mise en scène,
ils trouveront de l’antisémitisme. Mais ils peuvent par les mêmes
mécanismes trouver de l’anti-chinois, de l’anti-pauvre, de
l’homophobie, de la misogynie et bien d’autres intentions
nauséabondes. »
Extrait
de la tribune publiée par les étudiants ayant monté « Une
pièce sur le rôle de vos enfants dans la reprise économique
mondiale »
Le film l'Antisémite de
Dieudonné repose tout entier sur une mise en abîme : Dieudonné
se joue lui-même en train de tourner un film où il joue le rôle
d'un antisémite fanatique.
L'antisémitisme s'y
décline donc au premier et au second degré, et l'on peut parler
d'art fasciste, dans la mesure où le rire nihiliste et mortifère y
est plutôt bien mis en scène : dans le monde cauchemardesque
du film, tout se vaut, chaque personnage se vautre dans la fange ,
s'adonne à des vices divers et variés, et n'exhale que la haine ,
le malaise et les faux semblants. Dieudonné ne s'y épargne pas
lui-même, se jouant en alcoolique autoritaire et obsédé, qui
interprète un autre antisémite obsédé. Dans ce cloaque où les
Juifs sont incarnés par les caricatures classiques de la rhétorique
antisémite , les bourreaux dont Faurisson, qui joue son propre rôle,
et Ahmed Moualek qui incarne un conspirationniste assassin sont au
fond absous de tout, puisqu'ils sont certes peu sympathiques , mais
toujours plus que leurs victimes.
Sans nul doute, c'est ce
type de « performance artistique » que les étudiants de
la Rochelle avaient en tête avec leur metteuse en scène lorsqu'ils
ont crée leur « oeuvre » intitulée « Une
pièce sur le rôle de vos enfants dans la reprise économique
mondiale » dont
ils affirment aujourd'hui le haut niveau de l'humour « second
degré » . Le
scénario en est fort simple : une multinationale dirigée par
l'héritière d'une dynastie juive achète aux parents la vie future
de leurs enfants en échange d'une somme versée immédiatement.
Peut-être
ces étudiants ont ils vu l'Antisémite, peut-être comme des
dizaines de milliers d'autres jeunes gens de leur âge et de leur
statut social, sont-ils des spectateurs hilares de Dieudonné,
oscillant sans cesse entre le déni de leur antisémitisme et
l'obsession anti-juive. Peut-être pas, car Dieudonné n'est que la
synthèse la plus aboutie d'une culture à la fois politique et
artistique qui s'est répandue comme une traînée de poudre ces
dernières années. Celle du néo-fascisme triomphant, faite à la
fois d'une incapacité totale à la critique et au combat contre le
monde tel qu'il est et les véritables dominations qui le structurent
et d'un renversement victimaire total, où l'ensemble des dominéEs
devient le bouc émissaire haï et fantasmé , responsable de l'échec
social des uns et des autres.
Incapacité
totale à la critique du monde tel qu'il est : dans la pièce
des étudiants de La Rochelle, il y a toutes sortes de dominés, des
chômeurs, des salariés de la couche moyenne, des prostituées, des
cadres moyens, tous décrits comme sales, imbéciles, veules,
vulgaires, vénaux. Il n'y a que deux dominantEs au pouvoir absolu :
la maître du monde juive et le mafieux italien, pour résumer ,
l'Oligarchie mondialiste et la société criminelle plus ou moins
secrète. Pas de patrons ordinaires, pas de flics, pas de juges, une
et une seule multinationale doublée d'une pègre caricaturale...et
étrangère au pays dans lequel se déroule la pièce. …
A
vrai dire les étudiantEs ont raison d'une certaine manière
lorsqu'ils affirment pour se défendre que leur oligarque dévoreuse
d'enfants aurait pu ne pas avoir un nom juif et que cela n'eut rien
changé au message de la pièce : en effet, l'antisémitisme est
une manière de voir le monde, une théorie mensongère destinée à
masquer la domination de classe en substituant à la réalité de
l'exploitation capitaliste de l'homme par l'homme, le fantasme d'une
minuscule élite surpuissante corrompant un système économique et
social sain par nature. Nos étudiants ne réalisent que l'énième
personnalisation d'un mal fantasmé, qui transformerait le chouette
monde capitaliste en cloaque infernal. Si la méchante Financière
Juive n'existait pas , nous dit la pièce, alors le stagiaire serait
titularisé, l'intellectuel rêveur serait reconnu à sa juste valeur
par un poste à l'Université, et l'intermittent du spectacle aurait
ses heures . Car ces trois personnages de la pièce sont les
seuls ( avec le cuisinier nazi, nous y reviendrons plus tard) à être
présentés sous un jour à peu près humain, avec lesquels on est
invités à compatir un peu : pas étonnant, puisqu'il
personnifient la catégorie sociale à laquelle appartiennent les
auteurs de la pièce, ces « intellos précaires » qui
furent autrefois la classe moyenne et qui aujourd'hui sont empêtrés
dans la nostalgie réactionnaire du bon capitalisme de papa, celui
qui assurait aux étudiants de la Rochelle un bon poste et un bon
salaire.
C'est
fini, alors la rancoeur de nos étudiants explose et se cherche des
responsables, dans une imitation assez transparente du style
célinien : les prolos, incultes, vicieux et puants qui
pullulent dans leurs logis dégueulasses , la génération des
parents de nos étudiants, incarnée par ce couple qui accepte de
vendre son enfant aux Juifs pour se payer des vacances au soleil,
allégorie transparente de l'argument mille fois rebattu par la
droite et l'extrême-droite contre les prolétaires se battant pour
leurs retraites et qui seraient coupables de faire peser la dette sur
leurs enfants, les étrangers, comme cette Chinoise sans papiers qui
n'est pas digne de la moindre solidarité puisqu'elle souhaite
uniquement être riche et se faire sa place au soleil , au besoin sur
le dos des prolos locaux.
Comme
ce défilé de rancoeurs misanthropes est au fond assez laid et
egoïste, et traduit surtout une incapacité à la moindre solidarité
collective, seule capable d'engendrer un rapport de forces
défavorable au capitalisme, nos étudiants en viennent forcément au
délire antisémite, seul capable de travestir le conservatisme et la
lâcheté en combat contre les puissants : pour faire passer le
vomi qu'on vient de déverser sur les faibles, on invente un monstre
ultime, l'Oligarque juive. Tiens au fait pourquoi une femme ?
Tout simplement, parce que cela sert à introduire un petit discours
rageur contre le féminisme, caricaturé en remplacement des élites
par d'autres élites plus politiquement correctes, discours qu'on
étend aux minorités en général , avec une pique contre les
« présidents noirs ».
De
même, les homosexuels et le mariage pour tous en prennent pour leur
grade : lorsque la méchante financière juive parle de son
activité de vente d'enfants, elle ne manque pas d'évoquer ( page
trente) le client homo qui ne voulait que des petits enfants
thaïlandais, dont l'un avec qui il se marierait ensuite. Le complot
judéo-gay pour détruire la civilisation tant évoqué ces derniers
mois se devait d'être évoqué.
Comme
on le voit, toutes les cibles de l'extrême-droite sont donc
présentes dans la pièce, toutes ses rhétoriques, mais c'est bien
l'antisémitisme qui permet de les structurer dans un tout cohérent,
et d'engendrer l'habituel discours d'inversion victimaire : «
Nous tapons sur les femmes, les immigrés, les pauvres qui puent, les
étrangers mafieux qui viennent voler les enfants ( des Italiens
...ou des Roms ? ), les homosexuels qui veulent des enfants pour
les consommer, mais nous ne sommes pas des dominants, contrairement
aux apparences, nous sommes des étudiants rebelles car si nous
dénonçons les faibles, c'est qu'en réalité, ils ne sont que des
pions au service du puissant complot juif ».
Du
Dieudonné ? En fait plutôt l'aboutissement du travail de
propagande de la mouvance antisémite qui s'est structurée autour du
soutien à son « humour ». Cette pièce, besogneuse,
longue , redondante est finalement très convenue, et dégage une
impression de conformisme absolu, tant le discours qu'elle véhicule,
dans une forme très plate a été entendu et rabâché mille et
mille fois ces dernières années. En ces temps où l'extrême-droite
la plus virulente triomphe partout en Europe, où en France des
Zemmour et des Taddei se chargent chaque semaine de faire la
promotion des idées fascistes sur les télés capitalistes, où la
rhétorique antisémite, raciste, sexiste , homophobe s'exprime en
toute liberté, partout et tout le temps, il n'y a rien que de très
banal, de très accepté socialement dans ce petit théâtre amateur,
qui imite les grandes scènes à la mode....sans même la moindre
trace d'auto-dérision, et donc sans le moindre « second
degré », dont un néo-nazi plus original comme Dieudonné fait
parfois preuve, ce qui lui vaut sa réputation d'humoriste de talent.
D'ailleurs
la pièce a été montée dans le cadre de l'Université, et face aux
quelques protestations qu'elle a suscité, l'ensemble de
l'institution s'est solidarisée de « ses » étudiants,
au nom de la « liberté d'expression ». Ceux qui sont
montrés du doigt sont ceux qui dénoncent l'antisémitisme pas ceux
qui le relaient, eux ont au contraire droit aux louanges de
l'Université française.
C'est
assez significatif d'ailleurs, dans le contexte actuel : depuis
la fin des années 90, l'Université française n'est plus du tout
ce lieu un peu plus libre que la société environnante, où
notamment les luttes progressistes pouvaient s'exprimer. Pendant la
lutte contre le CPE, puis pendant celle contre la LRU , la
« fameuse » liberté d'expression a été battue en
brèche pour les étudiants en lutte, traqués par la police jusque
dans les campus. A chaque fois que des sans-papiers ont essayé
d'occuper une université pour tenter d'y faire entendre leur parole,
ils en ont été expulsés.
Alors
que les cités U abritant les étudiants les plus précaires sont
démolies et/ou restructurées pour être plus rentables, les
autorités universitaires répriment sans trève les étudiants
concernés qui résistent à la perte de leur logement.
Mais
à côté de ça, nos étudiants rebelles de la Rochelle, sont eux
couvés et protégés par les autorités, qui se donnent ainsi à bon
compte, un air de tolérance envers la prétendue subversion de la
jeunesse.
Pourtant
ils sont vieux ces jeunes, comme le sont tous les fascistes,
incapables de création artistique nouvelle, en revenant
éternellement aux clichés millénaires de l'antisémitisme. En
témoigne l'épisode des « Juifs hassidiques » ( sic )
qui traquent le brave cuisinier nazi, puis vendent leur combat pour
quelques billets. L'allusion au « Shoah business »,
dénoncé par Dieudonné et les siens est évidemment transparente,
et justifie à elle seule les accusations d'antisémitisme.
Mais
enfin, en quoi ces deux personnages étaient-ils nécessaires à la
pièce , où ils arrivent comme un cheveu sur la soupe ? Il
était pourtant facile d'introduire la thématique de la soit-disant
instrumentalisation de la Shoah avec le personnage principal, celui
de la financière juive.
On
ne voit pas d'autre explication que le besoin qui anime tous les
antisémites, d'exprimer leur délire hallucinatoire où toujours
revient, à un moment où à un autre, la cible de la caricature
nazie par excellence, avec sa barbe et ses papillotes, le «Juif
Hassidique » effectivement, comme le dit expressément le
script de la pièce. L'objet de toutes les humiliations , celui qu'on
peut tenir par la barbe ( tu me tiens par la Shoah, je te tiens par
l'ananas, chante Dieudonné dans une allusion transparente au jeu de
la barbichette...). Ces deux Juifs font pièce rapportée dans le
scénario, mais ils attestent de l'obsession de ses auteurs, qui
n'auraient pas trouvé leur œuvre complète et suffisamment
significative sans eux. ...même si dès le début de la pièce, la
rhétorique antisémite est pourtant présente dans son paradoxe
habituel : un des personnages faisant la morale à l'autre en
lui rappelant qu'on n'a pas le droit de juxtaposer les mots « Juifs »
et « riches » (p 5).
Et
bien si, on a le droit de ressasser sans fin le vieux cliché du
Juif comploteur , milliardaire et maître du monde: la preuve,
« « Une pièce sur le rôle de vos enfants dans la
reprise économique mondiale » a été faite et diffusée
dans l'enceinte de l'Université applaudie par des spectateurs
hilares, louée et défendue par l'administration et par une majorité
des professeurs de la fac. Nos étudiants rebelles ne sont pas plus
ostracisés ou persécutés qu'un Dieudonné qui prône paisiblement
le négationnisme sur scène depuis des années. C'est à dire pas du
tout.
Et
l'antisémitisme est à ce point un conformisme installé et non
discutable que toute réaction se voit taxée de « communautaire »,
parce qu'aujourd'hui, un bon Juif est un Juif qui ferme sa gueule
devant les attaques antisémites, ce qui est d'ailleurs le cas pour
toutes les minorités victimes de la même accusation dès qu'elles
se défendent contre les attaques de l'extrême-droite, racistes,
sexistes, ou homophobes.
Les
spectacles de fin d'année sponsorisés par les institutions sont
souvent des reprises fades de la culture dominante et de l'air du
temps : la pièce jouée à la Rochelle n'est pas autre chose,
et sa médiocrité banale en fait l'une des multiples kermesses
brunes dans lesquelles communient politiciens et foules haineuses et
dociles dans une France de nouveau tentée par le fascisme.
Le livret intégral de la pièce se trouve ici: avec la boursouflure de l'égo qui caractérise aussi les gens tentés par le fascisme, les étudiantEs affirment que cette seule lecture ne saurait justifier la moindre argumentation contre la pièce , et que ne seraient autorisés à la critiquer que celles et ceux les ayant vus jouer sur scène. " "Les mots ont l'intention qu'ON souhaite leur donner" disent-ils. Mais non, les mots ont un sens, en soi, n'en déplaise aux adeptes du bon vieux rêve totalitaire de manipulation absolue du langage.